Wegener et la dérive des continents
La formulation de la première version scientifique de la dérive des continents lui est due. C'est dit-on en 1910 que, frappé par la ressemblance des contours côtiers de l'Afrique et de l'Amérique du Sud, il conçoit l'idée d'un déplacement des continents. Par la suite, il cherche des arguments aussi bien géologiques que paléoclimatiques (n'oublions pas que Wegener est météorologiste de formation) pouvant étayer sa théorie. Il expose ce qu'il appelle son "hypothèse de travail" dans un livre publié en 1915: "Die Entstehung der Kontinent und Ozeane" et qui connaît de nombreuses rééditions revues et corrigées successivement en 1920, 1922 et 1929. Il entreprend également de souligner les insuffisances et les contradictions de la géologie traditionnelle. En effet, le vieux modèle d'une Terre en contraction est critiquable à plusieurs égards:
l'ampleur de certains plissements nécessiterait des forces de contraction fantastiques;
puisque la contraction de la Terre doit se faire de manière sensiblement uniforme, pourquoi les montagnes ne sont-elles pas réparties uniformément sur sa surface et se trouvent-elles concentrées en des zones relativement restreintes?
de plus, les découvertes de l'époque sur la radioactivité des roches semblent suggérer que les pertes thermiques par rayonnement dans l'espace peuvent être compensées par l'échauffement des matériaux radioactifs;
Wegener refuse aussi le principe des océans et continents interchangeables par effondrements et transgressions. Il souligne en effet que la majeure partie des roches d'origine marine observées sur les continents sont issues de sédiments peu profonds et non de sédiments océaniques. Les continents doivent donc être permanents, tout comme les bassins océaniques.
Wegener fournit également une impressionnante série de données susceptible d'étayer sa proposition.
Des arguments géophysiques:
après avoir examiné statistiquement les altitudes de la surface terrestre, on s'est rendu compte que celles-ci étaient réparties en deux gammes d'altitudes principales (fig. 6), correspondant parfaitement aux deux couches présumées, Sial, formant les continent et Sima, le fond des océans. Ceci cadre parfaitement avec les hypothèses mobilistes de Wegener, et est parfaitement incompatible avec l'idée d'effondrements et de soulèvements à partir d'une altitude primitive uniforme des partisans de la Terre en contraction;
distribution de l'altitude des continents et des océans.
Wegener s'appuie également sur la théorie de l'isostasie pour affirmer que si les continents peuvent se mouvoir verticalement, rien ne les empêche de se mouvoir horizontalement, à condition qu'interviennent des forces suffisantes;
des mesures géodésiques semblent indiquer une dérive du Groenland vers l'ouest par rapport à l'Europe (mesures obtenues par positionnement astronomique ou par différence des temps de transmission radio. En fait, on se rendra compte plus tard que ces mesures étaient fausses).
Des arguments géologiques, complétant la similitudes des côtes africaines et sud-américaines :
la chaîne plissée du Cap en Afrique semble se prolonger en Amérique, au niveau de l'Argentine;
le vieux plateau de gneiss africain offre une grande ressemblance avec celui du Brésil;
il existe des similitudes entre les couches qui datent du début du Mésozoïque de part et d'autre de l'Atlantique Sud (époque du début de l'ouverture de l'Atlantique);
dans l'Atlantique Nord, les chaînes calédoniennes et hercyniennes européennes se prolongent à Terre-Neuve et en Nouvelle-Ecosse.
Des arguments paléontologiques, justifiant son hypothèse de la "Pangée". En effet, les paléontologues étaient obligés de supposer l'existence de "ponts continentaux" pour expliquer la similitude entre la faune et la flore de certaines parties du monde. Ces ponts se seraient effondrés dans les océans après le Crétacé. La géologie traditionnelle envisageait l'existence de quatre passages: Brésil-Afrique, Australie-Inde et Afrique, Afrique du Sud-Madagascar et Inde, Europe-Amérique du Nord. Le premier pont par exemple était attesté par la présence dans ces deux régions d'un petit reptile terrestre (Mesosaurus). La répartition d'autres espèces a faible potentiel de déplacement (vers, espèces cavernicoles) servait également à attester la présence des ponts et du même coup à appuyer la dérive continentale.
Des arguments paléoclimatiques (moraines, évaporites, calcaires, charbon,…) permettent à Wegener de démontrer d'importants changements dans la disposition des continents par rapport aux pôle et à l'équateur:
Entre le Carbonifère et l'époque actuelle, l'Europe passe d'un climat équatorial à un climat tempéré, le Spitzberg d'un climat tropical à un climat polaire, l'Afrique du Sud d'un climat polaire à un climat subtropical;
On a établi l'existence d'une calotte glaciaire dans différentes parties de la Pangée: en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, aux Indes et en Australie (fig. 7).
L'originalité de Wegener tient donc dans sa double démarche de critique des modèles statiques et de justification "tout azimut" de son hypothèse. Cependant, il ne s'étend pas sur les causes de la dérive des continents, ce qui déforcera sa position. Il suggère seulement que le mouvement des continents vers l'équateur pourrait être dû à un effet gravitationnel lié à la forme applatie de la Terre aux pôles et leur mouvement vers l'ouest à la force des marées. Remarquons que Wegener ne reprend pas la théorie des mouvements de convection dans le manteau émise par Fisher.
Fig. 7: Les zones climatiques du Carbonifère et du Permien, d'après Wegener (1929). C=charbon, Gl=glace; D=grès désertiques; S= sel; Gy= gypse.
Les idées de Wegener ont été accueillies généralement avec hostilité. Ses détracteurs mettaient en évidence les problèmes suivants:
pourquoi un continent géant comme la Pangée est-il resté d'un seul tenant pour se morceler ensuite en peu de temps (eut égard à la durée des temps géologiques)?
comment expliquer l'origine des phases orogéniques anciennes?
comment une sphère assez résistante pour supporter des dénivellations de l'ordre de 10 km se laisserait-elle déformer de façon importante par des forces aussi minimes que les forces de marée?
La controverse fait fureur et pendant une quinzaine d'années, le monde de la géologie est divisé en partisans et adversaires de la dérive continentale. Après la mort prématurée de Wegener dans une tempête de neige au Groenland, l'idée perd son plus ardent défenseur et la controverse s'atténue considérablement, avant de tomber dans l'oubli.
L'évolution des idées de Wegener
On peut dire que les sciences de la Terre, à l'époque de Wegener, souffrent d'une connaissance insuffisante de l'intérieur du globe (en liaison avec les moyens techniques limités de l'époque) et d'une spécialisation trop poussée (déjà!) des différents chercheurs. De plus, les fonds océaniques sont pratiquement inexplorés (ils ne le deviendront qu'à partir de la 2e guerre mondiale). Ce sont les géophysiciens, à l'intersection de la physique et de la géologie qui mèneront l'offensive contre le concept de l'écorce stationnaire et qui en auront finalement raison. Les idées de Wegener sont reprise et développées par plusieurs chercheurs.
Du Toit et les continents baladeurs
Le géologue Sud-africain Alex Du Toit relance la théorie de la dérive des continents en publiant en 1937 un ouvrage intitulé "Our wandering continents". A la place de la Pangée de Wegener, Du Toit développe l'idée de deux grands blocs continentaux, l'un nordique, la Laurasie et l'autre méridional, le Gondwana (nom d'ailleurs inventé par Suess qui dès 1829 avait émis l'hypothèse que l'Inde, l'Afrique et l'Australie formaient jadis un seul continent dont la partie centrale s'étaient affaissée sous l'océan Indien). Ces deux masses continentales, étaient séparées par un océan, le Téthys, progressivement refermé par la dérive du Gondwana vers la Laurasie. L'Inde, appartenant originellement au Gondwana, s'en serait détachée et aurait heurté l'Asie, créant ainsi l'Himalaya. La fragmentation définitive du Gondwana ne se serait pas accomplie avant le Crétacé, mais sa cohésion aurait diminué dès le Jurassique. L'ouverture de l'Atlantique Sud aurait débuté au nord au début du Crétacé et se serait terminée avant la fin de cette période; l'Inde aurait commencer à dériver vers le début de Crétacé; l'Amérique du Nord vers la fin du Jurassique. Les Alpes auraient été formées par un empiètement du Gondwana sur la Laurasie.
Mais Du Toit, pas plus que Wegener, ne réussit à offrir une explication plausible du mécanisme qui commande la dérive des continents, pas plus que de l'origine des forces qui les font se mouvoir.
Holmes, Griggs, Vening Meinesz et les courants de convection
Une tentative pour proposer une explication au moteur de la dérive est faite par Arthur Holmes (1945) qui reprend la vieille idée des courants de convection. Selon lui, la chaleur radioactive accumulée à l'intérieur de la Terre chaufferait le manteau et créerait des courants ascendants. Ce phénomène est détaillé en 1939 par D.T. Griggs qui en décrit les quatre phases: échauffement du manteau pendant environ 25 millions d'années; montée du matériau chauffé vers la surface et descente des roches froides de la croûte; ralentissement du mouvement convectif après environ 10 MA; arrêt du courant, la radiactivité réchauffe les roches froides et la croûte se refroidit progressivement. Holmes a l'intuition que ces courants, s'ils existent, pourraient fragmenter un continent primordial et que ses fragments s'écarteraient jusqu'à ce qu'ils soient entraînés par un courant descendant. Holmes et Griggs supposent que les fosses océaniques pourraient être le lieu où se manifestent ces courants descendants.
Tout ceci s'appuie en fait sur les observations d'un géophysicien hollandais, Felix Vening Meinesz qui a l'idée vers 1923 de mesurer la gravité sous les océans en installant son pendule dans un sous-marin. Contrairement à ce que prévoit la théorie, il constate que la pesanteur est plus faible au niveau des fosses océaniques, alors que l'on se trouve plus près des roches denses du manteau. Pour expliquer cette anomalie, il suppose que des forces importantes tirent la croûte terrestre légère au sein du manteau.
Ewing, Menard, Bullard et l'exploration des dorsales ocaniques
Le géophysicien Maurice Ewing applique vers 1934 les méthodes sismiques à l'exploration des fonds océaniques. Dans sa foulée, la topographie du fond des océans commence à être connue et les dorsales océaniques, ces montagnes sous-marines dont on connaissait vaguement l'existence, deviennent l'objet de l'attention des chercheurs. Henry Menard remarque que la position des dorsales n'est pas fortuite, mais qu'elles sont (sauf dans le Pacifique) situées à mi-distance des continents. Marie Thorp, qui examine des profils des dorsales découvre une mystérieuse dépression, continue tout le long de la dorsale médio-Atlantique. Bruce Meizen et Maurice Ewing constatent que la même dépression suit la crête de la plupart des dorsales du monde.
Sir Edward Bullard mesure le flux de chaleur au milieu de la dorsale médio-Atlantique et constate qu'il est de deux à huit fois plus élevé qu'ailleurs. Par contre, au niveau des fosses océaniques, le flux de chaleur est dix fois moins élevé que la normale.
Dans un autre domaine encore, des données s'accumulent: celui de la magnétisation des roches. Lorsque les laves refroidissent sous le "point de Curie", les particules magnétiques sont figées dans la direction et l'inclinaison du champ magnétique terrestre. Or, ce n'était pas le cas pour toute une série de roches du fond océanique. On pouvait en tirer deux conclusions: ou bien les pôles ne se trouvaient pas au même endroit que maintenant à l'époque de la formation de ces roches, ou bien les roches avaient changé de place par rapport aux pôles actuels. En acceptant la seconde hypothèse, on revenait aux théories de Wegener en leur fournissant des arguments essentiels. Ainsi, vers 1960, les mobilistes se trouvent en présence d'une masse de données nouvelles suggérant une mobilité continentale.
Hess et l'expansion des fonds océaniques
A ces arguments géophysiques, Harry Hess ajoute des observations géologiques: la faible épaisseur des sédiments océaniques: au taux auquel ils se déposent actuellement, la totalités des sédiments océaniques a dû être déposée au cours des derniers 100 MA. Mais cela ne représente que 2% de l'histoire de la Terre. Qu'en est-il des sédiments plus anciens ? Hess constate aussi que l'âge des guyots et des laves augmente en proportion de leur éloignement des dorsales. La situation médiane de la dorsale atlantique n'était donc pas le fruit du hasard et il devenait plausible que l'écartement des deux continents avait commencé à la crête de la dorsale. En appliquant le système des courants de convection à cet ensemble d'observation, Hess est en mesure de proposer l'hypothèse de l'expansion des fonds océaniques.
Presque au même moment (1961-1962), Robert Dietz publie un article contenant des idées très proches de celles de Hess: le fond océanique se créée à l'endroit des dorsales où des courants de convection font remonter du matériel chaud; la nouvelle croûte s'écarte progressivement de part et d'autre de la dorsale et est subductée au niveau des fosses océaniques. Les continents, plus légers, ne disparaîtraient jamais dans le manteau. Hess conclut en insistant sur le fait que les fonds océaniques sont des formations temporaires tandis que les continents sont permanents, bien qu'ils soient perpétuellement morcelés et ressoudés.
Vine, Matthews, Cox, Doell, Dalrymple et les anomalies magnétiques
Ronald Mason est un des premiers à établir une carte des anomalies magnétiques au large de la Californie. Curieusement, ces anomalies se disposaient sous la forme de bandes positives-négatives parallèles aux dorsales (fig. 8). Par la suite, Fred Vine & Drummond Matthews travaillent sur ces anomalies et proposent deux hypothèses:
la théorie de l'expansion des fonds océaniques est correcte et le fond marin se renouvelle continuellement à l'endroit des dorsales sous-marines;
il existe une inversion périodique du champ magnétique terrestre.